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La première traversée de vitrail, a été un véritable choc. Sing-sing s’est sentie vivre un cauchemar, un saut dans l’inconnu. Cette fois-ci, l’appréhension est moindre, dans son for intérieur la jeune femme se persuade que cela ne peut pas être pire.
Sa réaction est à la hauteur de l’étonnement, de toutes les émotions qui l’assaillent. Il fait grand jour, des bruits, des voix éparses créent une ambiance d’occupation aussi intense qu’ininterrompue. Le parvis de la cathédrale est jonché de blocs de calcaire, sur lesquels s’affairent les tailleurs de pierre. Destinés à la charpente, Il y a de massifs madriers, trainés par des chevaux de traie. Le gros œuvre des murs, de la façade est pratiquement terminé. Va venir le temps de sculpter, pour embellir et raconter l’histoire.
Charabias se délecte de ce visage rayonnant, de ce oh formé par les lèvres de sa protégée. Mais les bonnes choses ont une fin, va pas falloir rester planter là. Il est temps d’aller bailler de la voix à leur tour, de lui montrer le monde qui l’a vu naitre et grandir.
– Venez joliette, allons discourir avec cet artisan.
– Oh là vieil homme, surjoue Sing-sing. Ne croyez pas que c’est en me donnant du la jolie, que vous allez me courtiser et…
Le reste de sa diatribe se bloque dans sa gorge. Elle n’en croit pas ses yeux, se demande si le jour qui éclaire le bonhomme ; ne le rajeunit pas.
Persuadée que ce doit être une illusion d’optique, elle oublie vite et se tourne vers l’homme désigné par Charabias.
En quelques pas, ils se rapprochent de l’artisan ; il ne vient même pas à l’idée de Sing-sing, de s’étonner du peu de réactions provoquées par leur apparition soudaine.
– Que le jour vous soit bon menescal, annonce Charabias, d’une voix avenante. La gente damoiselle et moi, venons visder.
– Faites donc, pouvez visiter à l’envi. Pas moi vous en empêche, fait l’artisan en levant la tête.
Usant de son franc parler, celui-ci continue en regardant Sing-sing d’un œil égrillard.
– L’avez dénichée où la donzelle ! Pour sûr, elle est pas de chez-nous. D’où avez-vous dit qu’elle vient ? Moi, je dirai de la cour des miracles, pas vrai ?
Charabias comprend que la peau asiatique de Sing-sing déroute et que son choix vestimentaire n’arrange pas l’impression donnée. Aussi décide-t-il de ne pas relever les remarques et de rester évasif.
– Elle vient de très loin vers le soleil levant. La construction de cette belle cathédrale est venue jusqu’à elle. Ma protégée m’a supplié de l’emmener y voir.
– Mon oncle dit vérité ! s’exclame Sing-sing, pour couper court aux sous-entendus, exprimés par les yeux malicieux du tailleur de pierre. Enseignez-moi, quelle est cette pierre ?
Voilà qu’elle se prête au jeu du mage, cela l’étonne, elle si réservée d’habitude. À moins que l’image du grand-père bourru, ne l’attire plus qu’elle ne veut bien le croire. Mais le moment n’est pas à l’analyse des sentiments qui la perturbe. Elle a mieux à faire, à commencer par voir ce qui va se passer.
Piqué au vif dans ce qui lui tient le plus à cœur, le menescal ne se fait pas prier. Il se présente, son nom est Gautier, il commence à décrire son métier. La pierre utilisée pour la construction de la cathédrale est du calcaire. Un calcaire extrait dans une carrière à quelques lieues de Chartres ; dans une bourgade nommée Berchères. Des blocs de grande taille sont extraits, chargés à l’aide de palans sur des longues charriotes à plusieurs roues en bois, cerclées de métal. Ensuite, elles sont trainées jusqu’ici, par des chevaux de traie, ou des bovins.
– Une fois les blocs rendus céans, nous autres nous les taillons. Il nous faut les façonner selon leur usage, leur place dans l’édifice, déclare Gautier pour renforcer son propos.
Reprenant de plus belle, il bombe le torse et annonce être un des plus demandés dans son domaine. Pour subjuguer la damoiselle, il y va même de moult détails sur son art et sa connaissance, en répondant à une de ses questions.
– Vous taillez toutes les pierres à la même taille ? demande-t-elle, pour montrer à Gautier qu’elle l’écoute assidument.
– Que nenni, il n’est pas rare de devoir les calibrer à la demande, répond-il pompeusement. Ce qui n’empêche pas les tailleurs du vide de les retoucher pour les loger correctement.
– C’est quoi un tailleur du vide ? s’étonne-t-elle. Vous savez ce qu’il en est mon oncle ?
Sing-sing prend le mage à témoin avec un sourire malicieux, pour bien lui montrer qu’elle n’oublie pas son allusion à la protégée. Elle en profite aussi pour vérifier si lui connait l’expression. Devant son geste d’ignorance, elle se tourne à nouveau vers l’artisan et le gratifie d’une moue charmeuse pour l’inciter à continuer.
– C’est une raillerie de tailleur de pierre, explique-t-il, en entrant dans les détails.
Ceux qui se baladent dans les hauteurs, qui ont le pied sûr, ou se balancent à bout de corde, ce sont eux les tailleurs en charge d’ajuster et de retailler pour que la pierre jointe adéquatement.
– Sont toujours à se balader dans les airs, à nous narguer de là-haut, crache-t-il, pour bien montrer l’animosité qui l’anime.
– Oh ! Vous êtes acrophobe, constate Sing-sing, en posant une main devant sa bouche.
Elle s’aperçoit qu’elle vient de se moquer sans le vouloir. Le visage de Gautier se ferme et ses yeux luisent de colère.
– Acro quoi ? éructe-t-il piqué au vif, par un terme dont il ignore la signification.
Charabias qui n’en perd pas une miette, vient à leur secours pour calmer le jeu.
– Ne prenez pas la mouche menescal, ma nièce ne veut pas bailler à mal. Là d’où elle vient, ils aiment les mots alambiqués, elle fait allusion à la peur du vide.
– Si fait, j’ai peur du vide et alors, ronchonne Gautier. C’est ainsi, je ne suis rassuré que sur le plancher des vaches. D’ailleurs, les pierres ne volent pas que je sache.
L’intermède verbal oublié, Gautier reprend son monologue. Tout y passe, l’âpreté et la dureté de son labeur, la maigre pitance de chaque jour et la ridicule solde hebdomadaire qui gratifie tant d’efforts. Hélas, il n’est guère instruit, toute son intelligence est dans ses coups de marteaux, dans la précision de ses gestes. Précision acquise au bout de longues heures d’apprentissage assidu. Dans sa famille, ils sont tailleurs de pierre de père en fils, ses quatre frères font comme lui. Ils sont éparpillés sur le chantier. Un de ses cousins a mal tourné, maintenant, il joue les fiers. Il est devenu tailleur du vide.
– Comment montez-vous les pierres dans les hauteurs ? demande Sing-sing pour se faire pardonner.
– À l’aide de palans, de cordes, de poulies, de roues crantées et d’échafaudages. Venez donc voir que je vous montre, répond Gautier en se levant d’un bond.
Le voilà qui laisse choir masse et burin, qui tombent au sol et s’entrechoquent dans un bruit métallique. De ses mains vigoureuses, il époussète tant bien que mal, la poudre blanche qui macule ses modestes affublements.
D’un pas allègre, il trottine tout joyeux de se dégourdir les jambes. Mais aussi de les mener sur le côté droit de la cathédrale, là où se trouvent échafaudages et systèmes de levage de pierres.
Le système est ingénieux, le travail des oeuvriers de la pierre, ne saurait être possible sans l’aide des charpentiers. Ceux-ci, font partie prenante de l’ouvrage et pas que pour la toiture. Ils sont des acteurs indispensables de la construction. Maçons, Tailleurs de pierre et charpentiers, travaillent en harmonie. Ces derniers édifient les échafaudages, réalisent les coffrages, fabriquent les étais.
Mais tout cela est raconté dans un autre vitrail. Donc avant de s’y intéresser, d’entrer dans le vif du sujet, Charabias veut continuer la rencontre avec les oeuvriers de la pierre. Et il le fait savoir à Gautier.
– Revenons sur le parvis, déclare-t-il, j’ai aperçu des artisans qui se charge des enluminures de la façade.
– Oui, oui ! approuve Sing-sing. J’ai hâte de voir le travail des sculpteurs.
– Les donzelles, jamais contentes, marmonne Gautier qui voulait leur faire découvrir la noblesse de la pierre.
– Je vous ai entendu, le sermonne-t-elle. Si vous n’appréciez pas que l’on vous moque, sachez que moi non plus. Je vous saurai gré de cesser de me donner du donzelle, ou tout autre petit nom désobligeant.
– Que ces deux-là ne le laissent-ils pas ? Leur faire l’apologie de ce qui est toute sa vie. La pierre est sa fierté, elle est toute aussi noble que le bois.
Il peut sans coup férir leur en remontrer, de la taillée au cordeau, de la ciselée au point de s’assembler, de jointer sans nécessiter l’ajout de ciment. De la façonnée de telle manière, qu’elle s’imbrique au pouce près, en coin, en biseau, ou en quinconce. Gautier ne demande que ça et il est certain de ne pas bouder son plaisir, en leur faisant apprécier la pierre.
C’est donc déçu, qu’il les raccompagne sur le parvis. Il ne compte pas s’en arrêter là, il espère bien les revoir avant leur départ et finir ce qu’il a commencé. De plus, il trouve leur comportement des plus étranges. Ils font croire qu’ils sont proches, mais il n’y a aucune ressemblance. Pourtant, il ressent comme une attirance entre ces deux-là, un lien qui sournoisement pousse ses pions. Ce qui se joue, est pour le moins étrange et cela refuse de se nommer. Du moins lui, Gautier le tailleur de pierre, ne sait pas le définir.
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