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Aymeric, le frère cadet de Gautier est sur son échafaudage, il taille la pierre de la façade. En réalité, il fait partie des façonneurs. De ceux que l’on nomme les imagiers, ceux qui créent les paysages, les statues. D’en bas, Lothaire un maître d’œuvre, surveille son travail. C’est lui qui a la vue d’ensemble, qui vérifie tout ce que fait Aymeric. Tout doit être conforme au modèle dessiné par le peintre. Le peintre a fait des tas de croquis, les a présenté à l’évêque, puis les a assemblé en une fresque qui raconte une histoire.
– Le bon jour vous va, annonce Charabias, pour attirer l’attention de Lothaire. J’ai promis à mon apprentie de l’initier à la maitrise d’œuvre. En haut lieu, vous m’avez été recommandé.
Cette entrée en matière est inventée de toute pièce, mais jamais au grand jamais, Lothaire n’osera vérifier ses dires. La tenue de mage et l’étrangeté de celle qui l’accompagne, laisse à penser qu’ils ne seraient pas ici sans un laisser-passer en bonne et due forme. D’ailleurs, il a bien vu Gautier les joiler promptement et le bougre est connu pour faire rarement bon accueil. Alors, si lui s’est montré accommodant, c’est que ces gens sont importants. À les voir, cela se sent qu’une complicité les anime. Le vieux mage, aurait-il trouvé une bonne âme pour tromper la solitude de ses vieux jours ? Dans son for intérieur Lothaire rumine, mais n’en laisse rien paraître. Il se fait la réflexion que cela pourrait être sa disciple. Quelle guigne ! Un mage c’est déjà trop. Alors deux !
– Que ce jour vous soit bon de même, répond Lothaire. C’est grand plaisir pour moi d’initier, si joliette jouvencelle.
Voilà que ça recommence, mais Sing-sing se retient. À l’évidence, ce doit-être monnaie courante à cette époque, de parler ainsi de la gente féminine.
Sans prêter attention plus que de mesure et pour ne pas incommoder les visiteurs, le maitre d’œuvre s’empresse de présenter l’ouvrage.
– Voyez, chaque façonneur reçoit les croquis de ce qu’il doit tailler. Regardez Aymeric, il finalise le haut de la porte centrale.
Charabias et Sing-sing suivent le doigt tendu du maître d’œuvre. Le jeune façonneur, termine la série de personnages sculptés les uns au-dessus des autres en arc de voute. Au centre, une représentation divine, la tête ceinte d’une auréole. Autour un ange et des animaux mythiques et à leurs pieds, une série de triptyques, représentant des pèlerins. Toute la façade est un récit de la vie de Marie et de Jésus, racontée aux pèlerins.
– Maintenant que les façonneurs terminent leur travail, vient le tour des imagiers, déclare Lothaire avec fierté.
Lothaire ne le dit pas, mais son propre fils est imagier et il s’apprête à monter sur l’échafaudage. Ce n’est pas de la fausse modestie, mais sur ordre de l’évêque, les artisans doivent rester anonymes.
– C’est quoi un imagier ? demande Sing-sing, que le terme utilisé étonne.
Par analogie, elle s’imagine un créateur d’images, dessinateur ou peintre. Rien à voir avec la sculpture. Lothaire ne se fait pas prier, il lui explique que la création de ces sculptures est faite par deux types d’artisans. Comme elle le voit de ses yeux, les premiers façonnent les paysages, les contours des personnages, leurs habits. Pour ce qui est de leurs traits, de leur visage, c’est tout un art qui est confié aux imagiers.
– Mon fils Gontran que vous voyez grimper rejoindre le façonneur est imagier, annonce fièrement Lothaire. C’est lui qui va sculpter les visages de la fresque centrale.
Malgré ses bonnes résolutions, le maître d’œuvre n’a pas résisté à mettre en valeur sa descendance. Dans quelques semaines, tous les visages vont prendre forme et la façade sera terminée. D’autres imagiers sont en charges des statues à hauteur d’homme, ils vont donner vie aux prophètes, aux rois et reines de l’ancien testament.
– Moult grâces mon bon Lothaire, déclare Charabias, en faisant signe à Sing-sing de le suivre.
Devant son incompréhension, il continue en s’adressant à elle.
– Il est temps pour nous de partir, nous n’avons plus guère à visiter ou à apprendre en ces lieux. Ma protégée, saluez le maître d’œuvre et suivez-moi sans mot dire.
– Mais, commence-t-elle, avant de se raviser devant le regard sévère de son mentor.
Sing-sing le suit de mauvaise grâce et quand tous deux sont assez éloignés, elle s’insurge d’une voix forte.
– Je veux aller à l’intérieur, voir les vitraux, chercher celui de mon salut, récrimine-t-elle d’un ton amère.
– Impossible ! répond Charabias. Mais allez, tentez votre chance, je vous laisse découvrir ce qu’il en est. Faites donc ! Je vous attend céans.
Sing-sing ne se le fait pas dire deux fois, avec une grimace bien sentie destinée au vieil homme, elle tourne les talons et retourne vers la grande porte de la cathédrale. Sans se retourner, elle marche d’un bon pas pour franchir les quelques toises qui la sépare de celle-ci.
Charabias la regarde faire avec un large sourire.
– Pour la jeunesse, rien ne vaut la preuve par l’expérience, dit-il à voix haute. Je suis certain qu’elle n’accepterait pas mes explications pour pièces sonnantes et trébuchantes.
La voilà qui fait face à la grande porte, les échafaudages sont en place, mais les battants de bois sont grands ouverts. L’intérieur de la grande cathédrale lui tend les bras. Tout y est sombre, mais cela ne va pas l’arrêter pour autant. D’un pas bien décidé elle s’élance, grimpe les marches, passe sous les échafaudages et pénètre dans la cathédrale.
Mal lui en prend, Sing-sing se heurte à une barrière impalpable. Celle-ci frémit au contact, absorbe la tentative de franchissement. La voilà comme engluée, l’impression de plonger dans une surface molle qui épouse son corps, lui frappe l’esprit. Elle s’affole, tente en vain de déchirer cette pellicule au contact désagréable.
Agressée, ce qui l’empêche d’aller de l’avant réagit. D’un coup sec, la membrane reprend sa forme et projette l’intruse à quelques pas de là. Sing-sing rejetée en arrière perd l’équilibre, elle s’écroule sur son séant les quatre fers en l’air.
Surprise et colère de percevoir insidieusement dans sa tête, la mise en garde de Charabias, elle reste assise un moment. Son visage affiche une moue boudeuse. Aucune explication rationnelle ne lui vient sur l’instant, elle ne peut que constater. Ce qu’elle croit être l’entrée principale de la cathédrale, est en fait une illusion.
– Reprend tes esprits, se dit-elle à elle-même, pour s’exhorter à réagir. Tu n’as plus qu’à aller faire amende honorable, ma grande.
La jeune damoiselle, se redresse, se lève et retourne auprès du mage. En chemin, elle croise Gautier retourné à son ouvrage.
– La pierre, damoiselle, la harangue-t-il. La pierre, il n’y a pas mieux. Restez, il y a tant à apprendre. Vous êtes de taille, vous seriez la première. À ma connaissance, jamais fillote n’a fait métier de tailleur de pierre.
Elle stoppe son élan un bref instant, toise le tailleur de pierre d’un air goguenard. S’il savait ce menescal, que dans son époque, les donzelles, les damoiselles, maitrisent la pierre sous toutes ses formes. Mais jamais il ne va croire ses dires, elle imagine son incrédulité et le ton moqueur dont il va user pour balayer une idée aussi saugrenue.
Elle ne répond donc rien, s’incline brièvement pour le saluer à la mode asiatique, comme elle l’a fait précédemment pour remercier Lothaire. Elle s’est montrée respectueuse et peut donc continuer son chemin.
Quelques toises plus loin Charabias attend qu’elle se décide enfin à le rejoindre. Sur son visage, il masque le soupçon d’impatience qui le taraude, en affichant un sourire narquois.
Blessée dans son orgueil, elle le toise d’un regard hautain, ne pipe mot. Lui sait qu’il l’a prévenue, qu’elle s’est entêtée à ne pas l’écouter. Pourtant, il n’en fait pas moquerie.
– Maintenant tu comprends pourquoi, je n’ai pas voulue aller à la rencontre des charpentiers.
– Vous voulez dire que… commence-t-elle.
– Plus tard les explications, nous devons retourner dans la galerie avant qu’il ne soit trop tard.
Quelques gestes de ses mains, quelques mots incompréhensibles et le vitrail réapparait à proximité. Sans un mot, Charabias montre du doigt un sablier qui flotte lui aussi dans les airs. Il est juste au-dessus du vitrail et la partie haute est presque vide.
– Traversez ! ordonne Charabias, je vous suis.
Sing-sing blêmit, mais s’exécute. Elle vient de comprendre que le temps est pratiquement écoulé et qu’il y a urgence à écouter le mage.
Tous deux sont de retour dans la galerie. Sing-sing se retourne et constate que les derniers grains du sablier ont glissé par l’entonnoir. Sous ses yeux ébahis, le scintillement du vitrail cesse d’un coup, les couleurs s’assombrissent. À l’évidence le portail s’est refermé.
Charabias capte son regard incrédule, puis interrogatif. D’un geste, il lui fait signe de le suivre, vers un autre vitrail suspendu sans attache.
– Comme vous devez commencer à le comprendre, le vitrail que nous venons de retraverser, est une émanation de l’un de ceux qui se trouvent dans le déambulatoire.
Mettant un doigt sur sa bouche, Charabias lui intime le silence. L’explication va être longue et proprement incroyable. Elle ne doit en aucun cas, l’interrompre pour qu’il n’en perde pas le fil ; si elle veut comprendre comment fonctionne la magie du vitrail. Il sait fort bien qu’en faisant cela, elle va s’apercevoir que sa présence en ces lieux est de sa faute.
En fait, Charabias s’est bien gardé de lui dire, que le sortilège qui a provoqué son passage dans l’Entre-deux-mondes, est de son cru. Qu’il en est le créateur au moyen-âge, mais aussi la première victime. En aucun cas il ne souhaite abimer, ou briser l’entente qui grandit entre eux. Il la trouve fort joliette, ah, s’il avait quelques années de moins…
– Non ! Pas quelques années, se morigène-t-il dans sa tête. Beaucoup, beaucoup d’années.
Cela aurait pu quand il y pense. Du temps où il était fier, imbu de sa science mystique ; du temps où il était jeune, imprudent. Les souvenirs affluent, le voilà dans son antre. Un notable en mal de notoriété lui prodigue ses bienfaits, dans l’espoir de bénéficier de ses bons offices, sous forme de charmes pour subjuguer la dame de ses rêves.
Mais Charabias n’en a cure, ce genre de sort est pour les débutants, lui il veut plus, il est ambitieux. Alors, il s’attaque à la création d’un sortilège complexe. Le sortilège de l’arc-en-ciel, c’est le nom qu’il lui donne faute de mieux. Un sortilège qui doit lui donner la maitrise de cette lumière multicolore. Une fois élaboré, son erreur est de le tester sur lui-même. Mais le pire pour lui, est de croire que le sortilège fonctionne dans les deux sens. C’est ainsi qu’il se retrouve emprisonné en ces lieux, où il se morfond depuis des siècles.
Mais tout cela c’est du passé et le moment est de revenir à la réalité, il n’est certainement pas d’avouer sa faute. Pour détourner l’attention de celle qui a toutes les siennes, il se contente de lui présenter le sortilège du déambulatoire.
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