
Le Mystère du vitrail [Part 7/16]
Chapitre 6
De retour dans la galerie, Charabias se dirige sans hésiter vers un vitrail isolé. Il représente plusieurs scènes de la vie quotidienne. Les hommes y sont fortement représentés. Plantée juste devant, Sing-sing grimace, ce qu’elle voit n’est pas réjouissant pour la gente féminine.
– Où sont les femmes dans vos vitraux des métiers ! s’exclame-t-elle, que l’évidence dérange. Il n’y a que des hommes.
– Pourquoi n’en serait-il pas ainsi, répond Charabias surpris. Ce sont des métiers d’hommes. Il y a ceux qui construisent la cathédrale et ceux qui y contribuent pour se faire valoir.
La condescendance de la réponse, lui échauffe les sangs. Comment peut-il avoir tant de charme et être aussi énervant. Cela la laisse sans voix. Mais qu’est-ce qui lui arrive, ce n’est qu’un vieux mage, il est plus vieux que son grand-père. Il est…
– Bon sang, s’étrangle-t-elle soudain, sans qu’aucun son ne sorte de sa gorge. Il a encore rajeuni.
Elle se secoue, pas question qu’elle laisse passer de tels propos. Même si à son époque cela est certainement une habitude et fait partie des mœurs. Elle va lui montrer ce qu’elle en pense et tout mage qu’il est, il a intérêt à mettre de l’eau dans son vin.
– C’est inacceptable ! dit-elle d’un ton plutôt acerbe. Nous avons rencontré, les tailleurs de pierre, les maçons, les charpentiers, il nous reste à voir les vitraillistes et je suppose que là aussi, ce sont des hommes.
– Si fait, si fait, damoiselle. Mais tout ce petit monde, tous ces artisans doivent bien survivre, pour exécuter le labeur attendu d’eux.
Charabias voit bien ce qui bouillonne dans la cervelle de la jeune damoiselle. Il s’en délecte, la trouve charmante quand elle s’emporte.
– Quel tempérament de feu est-ce là ! ironise-t-il, pour tenter de l’amadouer par une raillerie affectueuse.
– N’essayer pas ce petit jeu-là avec moi, le sermonne-t-elle, en posant un index accusateur sur la poitrine du mage.
– Jamais n’oserai Gente damoiselle, fait-il en riant sous cape. Mais revenons-en à ce qui nous attend.
Charabias pense avoir passé l’orage. Il désigne d’autres vitraux, y va de son discours sur les autres métiers, sur les artisans sans qui le chantier ne serait pas si avancé. Il lui fait l’éloge de tous ces métiers invisibles mais qui sont pourtant d’importance. Sans charrons, pas de roues pour les charriotes qui amènent la pierre. Sans maréchaux, pas de fers aux sabots des chevaux percherons pour tirer ces mêmes charriotes. Sans forgeron, pas d’outils pour tailler, percer, couper et sans rémouleur pour les aiguiser, ils seraient vite émoussés.
Sing-sing, entend son discours, mais s’étonne que certains métiers soient représentés sur les vitraux et pas d’autres.
– Et ils sont tous sur les vitraux, demande-t-elle, pour en avoir la confirmation.
– Tous ceux qui délient les cordons de leur bourse, ironise Charabias. Tout se finance en ce bas monde.
Avant que la charmante ingénue s’étonne de la vénalité des donneurs d’ordres, Charabias reprend la liste des métiers en bonne place dans la cathédrale. Pour que les oeuvriers mais pas que, soient à leur tâche, il faut bien les habiller, les chausser. Qu’il pleuve, qu’il neige ou que ce soit grand soleil, ils sont à leur ouvrage. Voilà pourquoi dans ces vitraux, il y a des fourreurs, des tanneurs, des cordonniers. Même les marchands de tissus se font la part belle, pour fabriquer de beaux atours, ou de quoi se vêtir.
Charabias la gorge sèche, fait apparaitre une louche à moitié remplie d’eau et la met à la bouche pour se désaltérer.
– Regardez, vous m’avez donné soif, dit-il, en lui montrant la louche. Vous n’avez certainement pas pensé aux porteurs d’eau. À trimer sans relâche, il faut bien étancher la soif de tout ce petit monde.
Sing-sing le regarde faire son tour de magie, la louche s’évapore sans laisser de traces, pas une goutte d’eau ne jonche le sol. Elle se fait même la réflexion qu’il remplirait des salles entières, s’il en faisait un spectacle. Elle se voit à ses côtés, cela lui rappelle la scène quand elle s’initiait au théâtre et lui provoque un petit pincement dans la poitrine. Mais avant qu’elle n’évoque le sujet, il reprend de plus belle.
– Dans ceux-là, il y a les menuisiers, ceux-là fabriquent les bancs, les chaises, les portes et portails, mais aussi les cadres pour les tableaux, que sais-je encore. Toujours à base de bois, les tonneliers s’affairent à réaliser des barriques pour l’eau, des tonneaux pour le vin et pour la cervoise. Puis à proximité, les vignerons répondent présent pour bien les remplir, après les vendanges. Ce métier procure assez de richesses, pour s’offrir une place de choix dans un vitrail de la grande cathédrale. Les marchands de vin ne sont pas en reste non plus.
Comme tout cela est une affaire de gros sous, les changeurs de monnaie et de métaux précieux, sont eux-aussi en bonne place dans un vitrail.
Soudain, son ventre gargouille, se fait rappeler à son bon souvenir. Un coup d’œil vers Sing-sing, lui confirme qu’elle aussi ressent ce manque. En fait, ils ont grande faim et grande soif, mais pas d’eau pure.
De quelque chose de plus fort, de quoi les ragaillardir un tant soit peu. C’est une bonne raison de se pencher sur les autres métiers, ceux qui ont affaire avec ce qui se mange et se boit.
D’abord un petit écart par les armuriers, qui sont ravis de figurer eux-aussi dans le déambulatoire. Sans leur art, pas de défense des biens et des habitants de la ville. Sing-sing fait la grimace à cette évocation, elle est profondément contre les guerres, l’histoire de son pays en est meurtrie. La scission des deux Corées reste un traumatisme ancré dans sa culture.
Puisqu’en ces instants ces deux-là partagent la même envie, le vitrail qui leur fait face, qui leur tend les bras, est on ne peut plus évocateur. Il dépeint un aubergiste, mais pas seulement. Ce vitrail est une composition éphémère voulue par le mage. Il y a regroupé plusieurs métiers en rapport avec ce qui le préoccupe à cette heure.
En plus des auberges, il y a des tavernes, lieux tout à fait propices pour y étancher sa soif. Tout autour on y voit le travail de la terre, les semailles, la moisson, la paysannerie. En bonne place on retrouve les boulangers, leurs miches de pain, les bouchers et leur étal garnis de pièces de viandes, de volailles dodues, sans oublier les marchands de poissons et les mareyeurs. Ils sont tous là, fidèles au poste pour garnir les tablées de l’auberge.
– C’est là que nous allons, déclare Charabias, en montrant l’auberge. J’y suis connu et bien servi. Venez, l’aubergiste m’a à la bonne, il sera ravi d’avoir une nouvelle cliente.
Sans attendre son approbation, le mage traverse le vitrail. Sing-sing hésite, un bref coup d’œil au-dessus du vitrail, lui confirme ce qu’elle a remarqué depuis plusieurs minutes. Le sablier est absent. Cela veut-il dire que le temps à l’auberge ne leur est pas compté ? à vérifier.
Quand Sing-sing entre dans l’auberge à son tour, le mage est en pleine discussion avec un géant massif et bien en chair. C’est certainement l’aubergiste, il est derrière un comptoir. La hauteur de ce gaillard, ne fait pas oublier son embonpoint lorsqu’il quitte son comptoir, pour guider Charabias vers une table libre. Ses bras sont énormes et elle ne tient pas à les tâter, pour vérifier si c’est du muscle ou de la graisse. Impressionnée, elle les rejoint et s’incline pour se présenter.
– Ton invitée me fait courbette, raille l’aubergiste d’une voix tonitruante. C’est bien la première fois que ça m’arrive.
Tout guilleret, l’aubergiste éclate d’un rire gras, si sonore que toutes les tablées sursautent. Tous les regards se tournent vers elle, les bruits cessent, certains lâchent leur couverts. D’autres les gardent en l’air, il y a des bouches ouvertes, des verres en étain qui restent suspendus. Même que quelques-uns laissent couler leur nectar sur des lèvres, des mentons, ou dans des écuelles. Il y a aussi un pichet qui se déverse dans un verre qui déborde.
Charabias et Sing-sing embrassent la scène, c’est un instant de folie qui dure, qui dure. Du moins c’est l’impression que cela donne, alors Charabias se laisse gagner par la gaité de l’aubergiste. Au grand dam de la damoiselle qui pique un far et s’assoit promptement.
– Cessez de rire, s’insurge-t-elle. Tout le monde nous regarde. Je ne sais plus où me mettre.
Elle est furieuse, elle a honte d’être l’objet de cette attention par trop visible. Bien qu’elle parait chétive à côté du mastard, elle n’en est pas moins prête à lui tenir la dragée haute. Son message est passé, bien qu’il s’adresse au mage, l’aubergiste le prend aussi pour lui. Ce petit bout de donzelle lui fait la leçon. Son rire se brise, alors il ferme son clapet. Puis les yeux plein de respect, il lui adresse la parole.
– Et pour la Gente dame ce sera ? J’ai quelques poulardes rôties, du marcassin, de quoi faire des panses pleines. J’ai aussi de quoi vous étourdir avec des vins capiteux, ou de la cervoise fraiche.
Charabias regarde l’aubergiste étonné, celui-ci a les yeux rivés sur sa protégée. À croire qu’elle l’intimide, que lui est invisible et qu’il compte pour du beurre. Ce qui ne lui plait qu’à moitié. Il a grande faim, c’est son auberge après tout, il y est client depuis des lustres.
Norbert, aubergiste de métier, ne s’arrête pas en si bon déballage. Il continue à faire l’article des victuailles de son garde-manger.
– Vous mangerez bien quelques œufs, quelques racines. J’ai des carottes, des navets, des panais et pour les relever de l’ail et des oignons. À moins que vous préfériez des légumes verts, j’ai des choux, des cardons, de très beaux poireaux. Je peux même vous mettre une assiettée de pois et de lentilles agrémentées de fèves. Le tout servi avec des champignons et quelques herbes.
– Du chou ! s’exclame Sing-sing, en espérant que cela lui rappelle le Kimchi fait par Eomma. Pour le reste je vous fais confiance.
L’aubergiste est aux anges, il jette un œil goguenard au mage.
– Cela change de certains, dit-il. Y en a qui ferait bien de prendre exemple. Comme d’habitude je suppose.
Charabias est trop chafouin pour relever la moquerie, par esprit de contradiction il se laisse aller, ce qui n’est pas dans ses habitudes.
– Pour moi, faites comme pour elle. Étonnez-nous Norbert.
Pris de court par cette réponse inattendue, l’aubergiste retourne à sa cuisine, en grommelant des imprécations à ne pas mettre dans toutes les oreilles.
Il ne faut pas longtemps pour que Norbert et son commis, apportent tout sur la table. Il y a tant de victuailles que Sing-sing ne sait par où commencer. Toujours est-il que cela lui fait penser à un repas à la mode de son pays. Des tas de plats en mode partage, présentés à disposition des convives. Mais céans pas de baguettes, en guise de couverts une cuillère et un couteau pointu. à leur place, pas de tranche de pain rassis, pour tenir lieu de tranchoir, mais une large écuelle en étain. De celles réservées aux clients de bonne lignée et aux notables. Pour faire les choses en grand et plaire à la damoiselle, Norbert a ordonné de leur apporter des bols d’eau en rince-doigts et de longs torchons pour servir de serviettes. Serviettes qui s’apparentent plutôt à des bavoirs.
Les deux convives font donc honneur à ces victuailles, Sing-sing a bon appétit et goute à tout, sans se gaver pour autant. Elle opte pour la cervoise, les vins lui semblent forts et elle craint une ivresse un peu trop facile. D’ailleurs, bon nombre de manants et nobliaux sont déjà passablement éméchés.
Tous deux mangent en silence, pourtant, de temps à autres de petites œillades sont échangées. Elle en est maintenant persuadée, le mage a changé, l’auberge est assez éclairée pour qu’elle s’en aperçoive avec certitude. Elle ne peut plus mettre cela sur le compte d’un éclairage blafard, ni sur une attirance supposée. C’est trop flagrant, Charabias est plus jeune qu’avant. En plus il est bel homme, un homme d’âge mûr certes, mais un homme avec un charme certain.
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